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bloc-notes d’Axel Gryspeerdt
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Georges Remi (Etterbeek, 1907 - Woluwe-Saint-Lambert, 1983),
dessinateur de Laszlo Carreidas et amateur de répliques.
Hergé
La curiosité pour le monde des collections et des collectionneurs
Dans les années 1980, Georges Remi, dit Hergé, rendit publique la décision qu’il avait prise de collectionner des œuvres significatives de l’art contemporain, et révéla son amitié avec des galeristes et amateurs d’art belges.

En 1983, il débutait d’ailleurs un album des aventures de Tintin consacré au monde de l’art, resté inachevé vu sa mort. C’est dans cet album, que le capitaine Haddock, influencé par la Castafiore, achète une œuvre du créateur de l’Alph’art, Ramo Nash. Ce qui n’empêcha pas le dessinateur de BD, comme d’ailleurs dans d’autres domaines – les femmes, l’argent – d’adopter une attitude plutôt ambivalente envers les collectionneurs, s’amusant régulièrement à en forcer la satire et à parodier les tics et manies de ceux-ci.

Le personnage de Laszlo Carreidas, rencontré par Tintin et ses amis en partance sur le Vol 714 pour Sydney, est présenté comme la caricature forcée d’un milliardaire particulièrement désagréable et agaçant, totalement cupide, rabougri physiquement et mentalement, tricheur et exploitant son personnel, qu’il traite avec mépris. Afin de montrer que son personnage incarne bien l’ensemble des tics des milliardaires parvenus modernes, Hergé n’hésite pas à le présenter négociant par téléphone, au milieu des pistes de l’aéroport de Djakarta, l’achat de toiles de Picasso, de Braque et de Renoir et surenchérissant l’offre d’Aristote Onassis, « à n’importe quel prix ».

Hergé - Vol 714 pour Sydney - Laszlo Carreidas
Vol 714 pour Sydney - Laszlo Carreidas

A l’instar des frères G. et Maxime Loiseau, antiquaires, bien tristes personnages utilisant un réseau de rabatteurs et d’indicateurs pour trouver leurs œuvres et entassant celles-ci dans l’énorme bric-à-brac qui occupe les caves du château de Moulinsart, les collectionneurs qui apparaissent dans les histoires de Tintin présentent souvent les caractéristiques de personnages exécrables et dépravés.

Sont-ils sympathiques, Ivan Ivanovitch Sakharine et les deux autres amateurs de maquettes bateaux auxquels Tintin a affaire dans le Secret de la Licorne ?
Et le « brave » fonctionnaire retraité, dénommé Aristide Filoselle, ne porte-t-il pas un nom qui fait allusion à son caractère de filou ? Toujours est-il que ce dernier est parvenu à se constituer une impressionnante collection, unique en son genre, de portefeuilles volés, soigneusement répertoriés, étiquetés et rangés par ordre alphabétique dans une assez impressionnante bibliothèque.

Hergé - Le Secret de la Licorne - Aristide Filoselle
Le Secret de la Licorne - Aristide Filoselle

Quant au professeur Nestor Halambique, d’abord suspecté de duplicité, avant que Tintin et le lecteur ne constatent qu’il a une réplique en son frère, il est non seulement collectionneur de sceaux, mais en outre, il se présente comme membre de la Fédération internationale de sigillographie et a écrit un livre sur le sujet. Parmi ses pièces les plus rares, figurent le sceau de Charlemagne, celui de saint Louis et celui du doge de Venise Gradenigo, sans parler du sceau du roi de Syldavie, Ottokar IV.

Par contre, sont traités de manière plus sympathique les savants ethnologues de l’expédition Sanders-Hardmuth qui s’étaient aventurés à la recherche du temple du soleil, avant de subir la malédiction de l’Inca Rascar Capac. On se rappellera peut-être que parmi eux figurait, outre le professeur Hornet, conservateur du Musée d’histoire naturelle et fameux lépidoptériste, Marc Charlet qui, sans ostentation, aimait s’entourer d’objets africains. Dans l’Oreille Cassée, Samuel Goldwood apparaît comme un amateur, sinon un collectionneur d’œuvres d’art primitif. C’est lui qui restituera à son musée d’origine le fétiche volé.

On sait par ailleurs que Georges Remi eut pour ami Marcel Stal, galeriste belge renommé et collectionneur réputé, notamment d’objets en céramique réalisés par Charles Catteau. Le talent de cet expert en art fut notamment d’influencer Hergé dans le choix des œuvres qu’il se mit à acquérir.

Hergé collectionneur d'art (P. Sterckx)
Hergé collectionneur d'art (P. Sterckx)

En 2006, le critique d’art Pierre Sterckx, consacra tout un ouvrage, sous forme de catalogue et d’analyse, à Hergé, collectionneur d’art (Éd. La Renaissance du livre, Bruxelles). Selon ce critique, professeur à l'Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris « Marcel Stal était un gentleman plein d'humour et d'impertinence qui aurait pu jaillir d'un roman anglais ». C'était en outre un gaffeur distrait comme Hergé les affectionnait, auquel la formule haddockienne « mille sabords ! » aurait été empruntée. La Galerie Fourcart dessinée dans Tintin et l'Alph-Art ne serait, d’ailleurs, autre que la galerie Carrefour dont Marcel Stal était le propriétaire.
Quant à Hergé, Pierre Sterckx n’hésitait pas à le décrire comme « un collectionneur rare qui menait sa collection comme une aventure spirituelle proche du taoïsme ». On rejoint de plain pied l’intérêt porté par Georges Remi, non seulement à l’art d’accès difficile, mais aussi aux spiritualités orientales et aux mystères de la vie et de la mort.

Plus prosaïquement, Hergé eut une patience quasi excessive vis-à-vis des collectionneurs de tous genres, qui venaient le solliciter. On sait combien certains de ceux-ci furent avides de réunir, non seulement ses dessins et ses planches de BD, mais aussi la large gamme des objets manufacturés inspirés de ses personnages.

D’énormes collections furent constituées par quelques fanatiques, tel le comédien Stéphane Steeman, tandis que d’autres personnes se mirent à la recherche de premiers tirages, de planches rares, de figurines, de petites voitures, de cartes postales ou encore d’objets publicitaires.
La Fondation Moulinsart, qui poursuit la grande mission de continuer à incarner les rêves d’Hergé, est aujourd’hui un des grands fournisseurs de ces très nombreux et très diversifiés impénitents collectionneurs.

Adaptant légèrement la formule chère à Michel Serres, il n’est pas incongru, dès lors, de dire que le collectionneur vu par Hergé « donne à (sou)rire, à penser, à inventer. » Comme le dit, le même philosophe français : « Je ne me suis pas seulement diverti, j’ai appris.»

Par ailleurs, l’amour d’Hergé pour les répliques et les accumulations n’est pas un secret. Tout lecteur de l’Oreille cassée aura été impressionné par l’abondante production en série de la statuette fétiche Arumbaya. Dans son œuvre, la réplication de toutes sortes d’objets ou d’êtres vivants est fréquente, qu’il s’agisse d’antilopes tuées par Tintin dans la jungle congolaise, alors que ce dernier est persuadé de n’en viser qu’une seule, ou de cigares marqués du sigle du pharaon, ou encore des boîtes de crabes aux pinces d’or, ou même d’esclaves dans Coke en stock. Le capitaine Haddock remonte de l’épave de la Licorne une impressionnante série de bouteilles de rhum, vieilles de quelques siècles. Sans parler ici des Dupond(t), des frères jumeaux Alfred et Nestor Halambique ou encore des Sept boules de cristal.

Hergé - Le trésor de Rackham Le Rouge - Du rhum vieux de 250 ans
Le trésor de Rackham Le Rouge - Du rhum vieux de 250 ans

Mais c’est principalement dans l’univers des collectionneurs que Georges Remi exprimera son penchant pour les reproductions à l’identique, comme, par exemple, lorsque trois acheteurs empressés convoitent une maquette du vaisseau La Licorne. Il s’avèrera, au fil du récit, que ce n’est pas d’une seule maquette qu’il s’agit, mais bien de trois maquettes totalement identiques.

Hergé - Le Secret de la Licorne - Tintin au Vieux Marché
Le Secret de la Licorne - Tintin au Vieux Marché

De même le vol du fétiche Arumbaya est d’abord supposé opéré par un collectionneur, « uniquement un collectionneur », déclare le conservateur du Musée ethnographique, d’où la statuette s’est volatilisée.

Plus encore que les répliques, c’est l’accumulation qui titille Hergé. Les antilopes tuées s’empilent en tas. Les portefeuilles dérobés par Aristide Filoselle remplissent une énorme bibliothèque. Tintin achète un monceau d’objets inutiles au marchand Oliveira da Figueira, de Lisbonne.

Lettre à Hergé (J.-M. Apostolidès)
Lettre à Hergé (J.-M. Apostolidès)

Dans son livre intitulé Lettre à Hergé (Les Impressions nouvelles, Bruxelles, 2013) Jean-Marie Apostolidès relève d’ailleurs d’autres formes d’accumulation manifestées par les personnages de l’univers de Tintin ; selon lui Abdallah collectionne les farces et attrapes, le capitaine Haddock les monocles et les injures ; le roi des Babaorums des objets de nature hétéroclite : sabres, pipes, guêtres, etc. Quant à Séraphin Lampion, ce représentant en assurances, animateur bénévole de radio et de séjours touristiques, casse-pieds devant l’universel, il est présenté comme un amateur obsessionnel de bons mots (sic) et d’histoires salaces.

Tout au long de sa vie, pour parfaire son travail de dessinateur méticuleux, Georges Remi accumulera les documents de toutes sortes, les photos de presse ou de voyage, les dessins de vêtements, les cartes postales, les dossiers techniques. De même, à la fin de sa vie, il consacrera une part importante de ses loisirs à entasser chez lui les tableaux d’art contemporain.

Hergé (ph. © Sipa)
Hergé (ph. © Sipa)

Hergé serait-il dès lors la preuve vivante du caractère extrêmement ténu de la distance qui sépare la documentation patiemment constituée en vue de parfaire ses connaissances, de la collection passionnément acquise pièce par pièce pour étancher sa soif de posséder des objets et de s’entourer de ceux-ci ?
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