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« Vies d'objets, souvenirs de guerres »
Vies d’objets, souvenirs de guerres de Béatrice Fleury, Jacques Walter, dirs (PUN - Éditions Universitaires de Lorraine, coll. Questions de communication, Série actes, Nancy, 2015)« Vies d'objets, souvenirs de guerres » de Béatrice Fleury, Jacques Walter, dirs, (Nancy, PUN - Éditions Universitaires de Lorraine, coll. Questions des communication, Nancy, 2015)

Depuis que le concept de « biographie des objets » a été forgé (voir notamment Igor Kopytoff, « The cultural biography of things : commoditization as process », pp. 64-94 , in : Arjun Appadurai, éd., The Social life of things. Commodities in cultural perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ; Thierry Bonnot, La Vie des objets. D'ustensiles banals à objets de collection, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l'homme, 2002 et « Itinéraire biographique d'une bouteille de cidre », L'Homme, 170, 2004, pp. 139-163), nombre de recherches anthropologiques ont été menées sous ce label et sur la base de cette « construction ».
Introduit et dirigé par Béatrice Fleury et Jacques Walter, l'ouvrage s'inscrit nettement dans cette voie et fourmille d'un très grand nombre d'exemples d'objets dont les parcours sont largement commentés ; objets émanant de situations de conflits, quelques fois anciens – si les catapultes et les pierriers reconstitués peuvent être considérés comme tels – ou très contemporains. La majorité des cas évoqués par des chercheurs universitaires relèvent du xxe siècle ou même du xxie siècle, plongeant le lecteur en pleine actualité géopolitique. Pointons le fait que cette immersion rend d'ailleurs l'ouvrage particulièrement intéressant par la recontextualisation géopolitique des conflits actuels au Moyen-Orient comme en Ukraine.

Rien ne prédestinait ces objets à la conservation ; bien au contraire, la plupart d'entre eux étaient voués à la destruction ou au déchet. Diverses contributions de l'ouvrage relèvent la fragilité des objets des conflits, qui sans l'acuité de certains témoins seraient voués à l'oubli et à la disparition, et relatent les appels à la conservation des traces les plus ténues que constituent entre autres les carnets de notes des poilus, les journaux de tranchées, les insignes, les objets façonnés sur le terrain des combats, mais aussi les structures en tôles qui abritent les militaires ou servent à entreposer du matériel comme dans le chapitre « Histoire d'une demi-lune : la « boîte de conserve » devenue musée de la Seconde Guerre mondiale en Nouvelle-Calédonie » (Fanny Pascual, pp. 141-154) .

Plus d'une contribution montrent combien, davantage que l'objet, ce sont les symboles sous-jacents qui font sens et deviennent signifiants. Ainsi plaident-elles pour une certaine interchangeabilité des objets. Au Rwanda, la machette fut seulement l'un des instruments donneurs de mort, la lance, le gourdin, le couteau, le marteau, la massue, le fusil… furent aussi utilisés (Audrey Alvès, pp. 165-178). Place Maïdan, en Ukraine, il y a eu le pneu, mais aussi le casque de chantier, le bidon d'essence vide, les pavés, les cocktails Molotov, les couvercles de poubelles (Galyna Dranenko, pp. 179-198)… La force singulière de certains d'entre eux réside dans le fait qu'ils synthétisent l'ensemble des sens symboliques (p. 190). Les parcours des objets et les changements de statuts, voire les mutations dont ils sont porteurs sont particulièrement soulignés, de l'objet purement utilitaire à l'objet de combat, de celui-ci à l'objet symbolique, de celui-là à l'objet de contemplation et de commémoration, assimilé à une relique et, enfin, de ce dernier à l'objet esthétique, prenant une valeur artistique avec sa reconnaissance en tant qu'objet de collection et de musée. De l'objet individuel à la mémoire collective. Mais pour subir ce parcours, l'objet doit nécessairement avoir été engagé dans le conflit, sous peine d'une perte d'authenticité et de crédit (p. 226). Même si, davantage que les objets, ce sont les faits, les événements et les souvenirs conservés ou travestis qui sont à la base des histoires tenues à leurs propos par différents types d'acteurs.

Dès lors, l'ouvrage met particulièrement en évidence la double tendance actuelle à l'estompement des objets au profit des récits qui les accompagnent et des expériences multi-sensorielles vécues par les visiteurs des musées. L'objet reste toutefois essentiel. Car ces pratiques passent toujours par la constitution de collections ou de musées, même dans les cas où ceux-ci ne comportent ou ne mettent en valeur qu'un seul objet, un crâne, un treillis de combat, une trousse de maréchal-ferrant, une affiche, une voiture ou un autocar.

Il est frappant de constater que ces objets contiennent presque en eux-mêmes une valence émotive profonde, qu'amplifient encore les regards portés sur eux, ainsi que les lieux où ils sont gardés et exposés : champs de batailles, sièges d'affrontements, traquenards divers ayant entraîné des victimes… autant d'espaces mémoriels, de sites commémoratifs, de territoires de deuil.

L'ouvrage vient particulièrement à propos au moment où risquent de se déliter certains musées d'histoire militaire – ainsi, à Bruxelles, pour des raisons en grande partie de nature politique, l'avenir des collections du Musée royal de l'armée et d'histoire militaire ne semble-t-il plus garanti – et où se créent de nouveaux musées ancrés dans la mémoire sociale des habitants d'un site. C'est le cas du Mons Mémorial Museum qui a ouvert ses portes dans le cadre de l'année culturelle 2015, avec pour ambition de recréer le destin des hommes et des femmes de la région durant les grandes périodes de guerres et de conflits, depuis le Moyen Âge jusqu'à nos jours en passant par l'Ancien Régime et les deux guerres mondiales. Les quelque 5 000 objets qui y sont exposés se veulent principalement les témoins de ces destinées humaines et les moyens de réactivation des mémoires et des récits, largement évoqués dans l'ouvrage. Intéressante application du principe selon lequel l'objet, avant d'être collection, est média (Éric Necker, pp. 75-96).

Pour rester dans l'univers belge, on citera aussi le cas du spectaculaire Train World, édifié en 2015 autour de la gare bruxelloise de Schaerbeek, que son concepteur, le scénographe François Schuiten, présente non pas en tant que musée mais comme l'élaboration d'une histoire centrée sur le présent et sur l'avenir. Cette vision du monde ferroviaire contient un espace consacré à la déportation qui intègre un des wagons de transport de bestiaux et relate le rôle des chemins de fer durant la Seconde Guerre mondiale, dans ses différentes dimensions, véhicule des troupes d'occupation, engin de déplacements des personnes déportées, vecteur des actions de résistance des cheminots.

Dans le cadre de ces modifications et mutations en cours, l'ouvrage introduit par Béatrice Fleury et Jacques Walter (pp. 7-24) fournit une réflexion stimulante sur l'ambivalence des « musées de guerre », depuis les chantres de « l'honneur des guerriers » auxquels certains s'identifièrent, jusqu'aux médias actuels des actes de résistance et des odes à la paix. Ne se contentant pas de décrire et d'analyser les objets dignes d'exposition, il propose une approche conceptuelle et pratique sur le rôle des musées contemporains, quel que soit leur contenu, et sur les tendances muséologiques actuelles : sélection des objets, mises en scène, dispositifs immersifs visuels et sonores, usages des nouvelles technologies et des matériels vidéos… Les coordinateurs ont ainsi tenu à distinguer deux grandes parties, l'une vouée aux questions de transmission et de monstration, intitulée « De l'objet de guerre à sa mise en scène » et l'autre consacrée à cet élément essentiel du récit, dénommée « Ce que racontent les objets ».

Le lecteur de cette notice l'aura compris : l'ouvrage issu d'un colloque, chaque chapitre comporte sa force de témoignage et d'analyse – certains plus affinés que d'autres – mais l'un de ses mérites réside dans le fait que l'ensemble peut être considéré comme un tout cohérent.

Cela n'est pas sans poser un certain nombre d'interrogations sur l'éventualité de nouveaux rituels et sur la responsabilité sociale des visiteurs de tel ou tel lieu – conviendrait-il par exemple de parler de tourisme de guerre ? –, ou encore sur le statut d'objet d'art conféré aux objets de conflits ou de prisonniers – le seul fait de figurer dans un musée dit de société est-il suffisant pour que ce statut soit accordé ?

On ajoutera que, malgré quelques oublis, notamment du côté esthétique – par exemple l'ouvrage de Nicole Durand (De l'horreur de l'art. Dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, Paris, Ed. Le Seuil, 2006) – ou encore médiologique – tel la livraison « Croyances en guerre » des Cahiers de médiologie (8, 1999) – la bibliographie cumulée par les auteurs constitue un outil précieux dans les domaines anthropologique, historique, sociologique, politique et sémiologique. Dès lors, Vies d'objets, souvenirs de guerre constitue une lecture à recommander à ceux qui souhaitent mieux percevoir la force et les effets des objets et mieux comprendre ce que ceux-ci enseignent sur nos différentes formes de co-existence avec eux.


Axel GRYSPEERDT

Texte publié dans la revue Questions de communication n° 29 | 2016 (Nancy, PUN - Editions universitaires de Lorraine).

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