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Vers un musée radical. Réflexions pour une autre muséologie par Claire Bishop,
Traduit de l'anglais (États-Unis) par M. Bourgatte, illustrations de D. Perjovschi, Paris, MKF Éd., 2021, 92 pages


Selon l'idée principale de ce brûlot, publié par Claire Bishop en 2013 dans son édition originale en langue anglaise, l'enjeu sociétal des musées doit être radicalement retravaillé et mis en débat.

L'évolution actuelle des musées effraye l'auteur, car elle les mène quasi exclusivement vers une forme de musées de plus en plus inscrite dans une économie néolibérale et profondément marquée par celle-ci : importance du lieu d'exposition – l'architecture se voulant plus fascinante que les œuvres exposées –, domination des méthodes du marketing, omniprésence du sponsoring et du mécénat par des groupes privés, gestion par de grandes fondations, elles-mêmes liées à des marques et/ou pilotées par de grands groupes financiers, évolution vers des « temple(s) populaires(s) du divertissement et des loisirs » (p. 21), sans oublier les traces importantes du colonialisme figurant dans les musées traditionnels.

Ce modèle, dont elle a suivi l'émergence aux États-Unis, en Amérique latine et en Asie, commence à marquer l'ensemble du monde occidental, du moins en ce qui concerne l'art contemporain, domaine qu'elle prend exclusivement à témoin, laissant dans l'ombre les musées plus scientifiques, plus ethnographiques, plus centrés sur les questions qui traversent la contemporanéité. Sans doute aurait-elle eu intérêt à promener son regard vers le Mucem à Marseille (inauguré précisément en 2013) ou encore vers l'Institut du monde arabe à Paris, pour ne citer que deux exemples.

Ce qui la tracasse et traverse l'opuscule radical, c'est l'idée de contemporanéité qu'elle confronte à une approche théorique – que disent de la contemporanéité, dans la littérature anglo-saxonne, les auteurs d'aujourd'hui, y compris les philosophes et sociologues, et comment la distinguent-ils de la modernité ? – et à une démarche empirique portant sur l'observation et l'analyse des fonctionnements de trois musées d'art contemporain, faisant partie du réseau appelé L'Internationale, composé de sept institutions artistiques européennes.

On pardonnera à l'auteure une partie théorique parfois rapidement balancée, au risque de devenir confuse, en rappelant qu'en matière d'art contemporain, la contemporanéité est une notion fluctuante, difficile à cerner, et donc à fixer dans ses rapports avec la modernité et la postmodernité. Souvent, soit cette mise en avant du contemporain apparaît comme un déni ou un rejet de toute référence historique, soit elle s'accompagne de références historiques exclusivement dans le but de donner de la valeur aux œuvres exposées, comme c'est notamment le cas dans les foires d'art contemporain. Dès lors, l'auteure considère ces pratiques comme relevant de « présentisme », c'est-à-dire « la posture qui fait du moment présent l'horizon d'attente de notre pensée » (p. 21), laissant de côté le passé et ne donnant guère de place aux perspectives.

Certes, C. Bishop reconnaît, plutôt en marge dans des notes complémentaires, le travail des artistes dont les œuvres contemporaines réinterrogent l'histoire d'un point de vue politique, colonial, féministe ou humaniste, mais elle s'attache surtout à critiquer les pratiques des grands musées qui, à l'instar du Museum of Modern Art (MoMA) lors de grandes expositions, ont totalement négligé le passé en abandonnant toute chronologie et toute contextualisation, ou qui, dans leurs accrochages temporaires, en cherchant à plaire au public, gomment toute vision « politique ».

La chercheuse critique surtout les musées qui s'appuient sur des expositions temporaires dans le but de fournir de la nouveauté et s'oriente vers un modèle de musée qui donne une place prioritaire à ses propres collections permanentes, n'hésitant pas à les faire tourner dans l'espace muséal, en les contextualisant par rapport au passé et en élaborant ce que l'on pourrait appeler des paris pour l'avenir. Il s'agirait en quelque sorte de voir avec les yeux du présent ce que signifiaient les œuvres exposées à leur époque, ce qu'elles signifient actuellement et ce qu'elles signifieront dans l'avenir.

Dès lors, elle propose de se tourner vers trois exemples de musées ayant l'avantage à ses yeux de fournir « une nouvelle vision de ce qu'est la contemporanéité » (p. 45). Chacun des trois musées évoqués a sa propre singularité.
Petit musée régional, voire local, le musée Van Abbe d'Eindhoven (Pays-Bas) s'est ouvert à plusieurs formes d'innovations, en expérimentant diverses manières d'exposer les œuvres et les ressources dont il dispose, qu'il s'agisse d'ouvrages, d'archives ou de travaux résultant de résidences d'artistes. Mettant en avant une démarche d'autocritique, il s'est s'interrogé sur ses propres pratiques, mettant l'accent sur les différents intervenants du musée : commissaires d'expositions, directeurs successifs du musée, animateurs et visiteurs. Ainsi s'est-il préoccupé de questions brûlantes telles que le rôle du communisme (passé, présent et futur) en Europe de l'Est, les mouvements sociaux au Moyen-Orient ou encore les représentations de l'islamisme aux Pays-Bas. Ses démarches l'ont également amené à se pencher sur la manière dont des musées font état dans des expositions passées des environnements dans lesquels ils se trouvaient.

Bien que le Reina Sofía de Madrid ne soit ni un petit musée, ni à proprement dit un musée d'art contemporain, mais un centre d'art national, connu notamment pour abriter le Guernica de Pablo Picasso, C. Bishop le prend à témoin comme deuxième illustration de ses propos. Ce concurrent du musée du Prado et du musée Thyssen-Bornemisza s'est assuré une certaine renommée par des expositions temporaires faisant intervenir aux côtés des œuvres plastiques possédées par le musée des ressources diverses, films, affiches, magazines, dessins et textes permettant un éclairage sur certaines périodes qui prêtent à discussion. Ce musée n'a pas eu peur d'aborder des thèmes politiques, qu'il s'agisse d'informer sur la période du franquisme ou de traiter du colonialisme espagnol. À chaque fois, des expositions spécifiques ont été réalisées, ayant un effet sur la présentation des œuvres, mais aussi sur les acquisitions du musée et sur les recherches qu'il mène. Les pratiques de médiation mises en place confèrent une grande place aux visiteurs qui peuvent, par ce biais, s'exprimer sur les recherches voire intervenir dans le cadre de celles-ci. De plus, des liens sont recherchés et établis avec les mouvements sociaux concernés. L'art y cohabite avec une réflexion globale qui ouvre une série de perspectives sociales et sociétales.

Beaucoup plus récent que les deux autres – le musée Van Abbe date de 1936 ; le Reina Sofía de 1992 –, le musée d'art contemporain Metelkova (MSUM) de Ljubljana (Slovénie), créé en 2011, se veut un lieu de culture alternative, situé dans une ancienne base militaire, qui s'est attelé à des questions aussi délicates que comment représenter l'art de la période communiste ou traiter des guerres qui ont abouti à la dissolution de la Yougoslavie, ou encore aborder la période actuelle de globalisation de l'art. Diverses périodes ont été mises en exposition, qu'il s'agisse du passé socialiste, des mouvements artistiques de l'Est, de la scène punk slovène dans les années 1977 à 1987 ou du développement des performances artistiques. Chaque fois, le contexte a été l'objet de réflexions, de recompositions et d'interrogations sur les pratiques artistiques relatives aux périodes concernées.

Selon l'auteure, les trois musées « dénoncent tous la barbarie du pouvoir et de l'exploitation en racontant le passé à travers un diagnostic du présent, tout en gardant les yeux rivés sur l'avenir » (p. 84).

Ainsi, malgré les différences profondes entre les trois musées investigués, C. Bishop s'attache-t-elle à dresser les caractéristiques de ce qui serait à ses yeux un musée radical, à savoir un musée alternatif par rapport à la majorité de l'offre muséale, ainsi qu'un musée politiquement et socialement engagé.

Dès lors, quelles sont les caractéristiques communes à ces trois musées ? En premier lieu, leur sens de l'histoire est radicalement différent de la manière d'agir des pratiques muséales traditionnelles. L'Histoire à laquelle ils se réfèrent ne se veut être ni l'Histoire officielle ni l'Histoire de l'art, mais celle qui donne un sens au passé, au présent et au futur, en abordant des questions complexes et des enjeux de nature sociétale et politique. Une histoire qui ne délaisse pas le passé : bien au contraire, elle le revisite à partir du présent en vue de dresser des scénarios pour le futur. Une histoire qui ne se centre pas seulement sur le monde occidental, mais qui est interconnectée avec les autres parties du monde. Une histoire qui donne la même valeur aux courants artistiques ou non, et notamment une place importante à la littérature et au cinéma.

Ainsi l'ensemble des ressources des musées se voit-il sollicité : œuvres d'art, certes, mais encore lettres, publications, affiches, films... Car il s'agit avant tout de considérer les œuvres d'art comme des documents ou des archives, en leur retirant leur aura, en les faisant quitter leur piédestal pour être vues, manipulées et traitées comme toute archive (p. 65). Le statut des œuvres d'art s'en trouve modifié, ce qui ne va pas sans attenter à l'identité traditionnelle des musées.

Mais, il s'agit aussi de donner au public, comme aux conservateurs et aux médiateurs, un nouveau rôle beaucoup plus participatif et davantage engagé. Aussi une méthode de travail s'esquisse-t-elle de la manière suivante : des interrogations sur le passé seront formulées ainsi que des hypothèses sur l'avenir, à partir d'un regard contemporain porté par le musée ; les blockbusters et les œuvres d'artistes à la mode, qui ont la cote, seront évités ; le musée plongera dans ses collections propres et dans toutes les ressources déjà disponibles ; sur ces bases, une politique d'exposition sera arrêtée, ce qui aura des incidences sur les politiques d'acquisition ; le musée soignera les médiations, en se focalisant sur des enseignements à long terme ; les interrelations multiples entre tous les éléments seront mises en évidence ; et il conviendra de veiller à mener des évaluations, point sur lequel l'auteure reste malheureusement muette.

L'auteur ne cache pas les difficultés de son modèle, à commencer par les questions financières, soulignant combien les politiques néolibérales et l'arrivée de mouvements extrémistes entravent l'application de ses idées. Rompre le cycle infernal de l'offre justifiée par la demande, elle-même provoquée par l'offre, est en effet un combat. Quant au contemporain, vu par l'auteur, loin de porter sur une période artistique déterminée, il s'identifie ainsi à une démarche permettant une nouvelle manière d'exposer et d'imaginer les collections.

L'ouvrage n'est pas à l'abri de certains manques de clarté, y compris dans la présentation des trois musées illustrant ses propos. La version en langue française de ce livret arrive un peu tard, au moment où un certain nombre de dirigeants de musées, à l'instar des gestionnaires de l'AfricaMuseum de Tervuren (Belgique), ont déjà refaçonné leurs collections en tenant compte d'une relecture de l'histoire et des demandes de plus en plus aiguës de restitutions d'œuvres d'art. Cela dit, relisant son « manifeste » (terme qu'elle utilise) en janvier 2021, C. Bishop ouvre la voie à une radicalité et relance le débat en concluant son avant-propos par la phrase suivante, qui devrait annoncer un nouvel ouvrage : « Parmi les nombreuses pistes ouvertes par la pensée décoloniale et abolitionniste, l'une des plus créatives et des plus urgentes devrait être de repenser – ou de remplacer – ce vestige de la modernité coloniale qu'est le musée » (p. 16).

Axel Gryspeerdt

Publié dans Questions de communication 2021/2 (n° 40), pages 481 à 484
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/07/2022

Vers un musée radical. Réflexions pour une autre muséologie par Claire Bishop
Vers un musée radical. Réflexions pour une autre muséologie par Claire Bishop


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