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Les collectionneurs sont-ils des personnes insolites ?
Jean-Claude Jouret Actes du colloque du 3 mars 2012
tenu à Wavre en coorganisation avec le S. I. de Wavre



Jean-Claude Jouret

Les motivations des collectionneurs sont-elles insolites ?


Contexte de l'analyse

Le phénomène du collectionnisme n’est pas nouveau. Il s’agit d’un fait avéré au sein des plus grandes civilisations et qui remonte donc à la nuit des temps.

Les Égyptiens et les Romains se comportaient déjà comme des collectionneurs en accumulant les amulettes, voire le résultat de leurs conquêtes matérialisées par les trésors de guerre.
Plus près de nous, la Renaissance a vu le développement de « cabinets de curiosités » qui n’étaient rien d’autres qu’un ensemble d’objets collectés par des particuliers lors de voyages et d’expéditions. À l’origine, « le beau » et
« l’exotique » sont souvent les éléments moteurs de ces ensembles d’objets qui demeurent l’apanage d’hommes issus des classes sociales les plus aisées, telles la noblesse et la grande bourgeoisie.

En Europe, la révolution industrielle – à la base de la société de consommation – et le développement des loisirs induiront des changements fondamentaux dans l’acte de collectionner. En effet, l’augmentation des ressources temporelles et économiques sera à l’origine d’une double évolution (1) :

1. Les objets collectionnés ne sont plus nécessairement rares et il s’agit parfois d’objets communs issus directement de la société de consommation (canettes, sacs en plastique, capsules de bouteilles...). Par conséquent, les objets concernés n’ont souvent ni le statut, ni la valeur d’une antiquité. Aujourd’hui, en matière d’objets collectionnés (utilitaires ou décoratifs), nous pouvons constater que trois catégories d’entreprises se distinguent :
  • Celles qui fabriquent et commercialisent des objets dont la vocation initiale est d’être collectionnés (Altaya, Hachette, Atlas, Del Prado...).
  • Celles dont les produits ne sont pas destinés à être collectionnés, mais qui finissent par l’être à l’initiative de particuliers (selles de cheval, tire-bouchons, casse-noix, ...)
  • Celles dont le produit principal n’est pas un objet de collection et dont les contenants voire les produits dérivés et promotionnels sont collectionnés (canettes, boîtes en métal, matériel publicitaire, ...).
Tout objet étant dorénavant devenu une pièce de collection potentielle, un « marché » plus ou moins structuré (selon le domaine auquel appartient la collection) s’est progressivement mis en place : des bourses de vente et d’échange (et autres brocantes) qui se déroulent physiquement aux lieux virtuels d’achat et d’échange que constituent les nombreux sites internet spécialisés.

2. En conséquence du point précédent, collectionner est aujourd’hui, un acte accessible à l’ensemble des particuliers et ce, sans distinction de classe sociale, de sexe ou d’âge.

Ces deux évolutions ont débouché sur une forme de banalisation de l’acte de collectionner. Ce dernier est devenu, par la force des choses, une occupation socialement acceptée (2).
À ce titre, le collectionnisme peut être considéré comme un loisir dont la pratique est à l’origine d’un bien-être psychologique dès lors que les motivations qui le sous-tendent sont intrinsèques au collectionneur et qu’elles ne sont ni de nature pathologique (3) ni de nature spéculative (4).

Si la présente analyse considère indifféremment la nature des objets collectionnés, elle se rapporte néanmoins aux habitudes culturelles des collectionneurs adultes occidentaux. En effet, d’une part, l’acte de collectionner semble reposer sur des motivations différentes selon qu’il s’agisse d’adultes ou d’enfants et d’autre part, l’acte de collectionner est conditionné par un ensemble de facteurs culturels qui peuvent influencer sa perception et sa matérialisation.

Collection et motivation

Le principe d’une collection repose sur la réunion d’un ensemble d’objets qui présentent, aux yeux du collectionneur, une forme de cohérence entre eux. De la collection d’œuvres artistiques à la collection de nains de jardin, l’intérêt à débuter ou poursuivre une collection peut relever de divers ordres (historique, esthétique, scientifique ...). Quel que soit le caractère noble ou populaire de l’objet, la démarche du collectionneur repose sur deux évidences :
  • elle est active et donc exercée en pleine conscience : la recherche et l’acquisition d’un objet se déroule selon la propre volonté du collectionneur ;
  • elle est guidée par l’acquisition de choses préférées à d’autres. Cette préférence peut paraître irrationnelle car au-delà du caractère insolite de l’objet collectionné, elle peut amener le collectionneur à procéder à des arbitrages inconcevables aux yeux de « non-collectionneurs ». Par exemple, renoncer à ses vacances annuelles afin de consacrer la somme prévue à l’acquisition d’une pièce
    « rare » et donc chère...
Cependant, ces deux évidences ne fournissent aucun éclairage satisfaisant sur la compréhension des facteurs fondamentaux à l’origine de l’acte de collectionner. En effet, la recherche consciente de choses préférées à d’autres par un collectionneur ne permet pas de répondre à une double interrogation centrale: celle relative aux motivations fondamentales qui sous-tendent l’acte même de collectionner (pourquoi collectionner ?) et celle relative à la nature même de l’objet collectionné (pourquoi collectionner un tel objet plutôt que n’importe quel autre ?) (5). Si de nombreux ouvrages traitent des collections, ces derniers sont davantage centrés sur les « objets collectionnés » que sur les
« hommes collectionneurs ».
De plus, les motivations qui constituent les fondements même de l’acte de collectionner sont d’autant plus difficiles à identifier que les collectionneurs eux-mêmes ne semblent pas être en mesure de répondre à ces deux questions. Sans doute parce qu’il existe de ces motivations qui sont peu avouables (et donc peu avouées !) mais, aussi parce que les collectionneurs ne sont pas toujours capables de rationaliser leurs motivations profondes souvent perçues comme irrationnelles par « les autres ».

Face à ces difficultés, l’analyse des motivations peut progresser par une approche combinée de deux types de relation (6) :
  • celle établie entre le collectionneur et sa collection ;
  • celle qui relie le collectionneur à son entourage.
Le collectionneur et sa collection

Du point de vue psychanalytique freudien, l’acte de collectionner est relié à l’enfance du collectionneur (7). Il s’agirait alors d’une attirance sentimentale ou douce-amère pour une expérience directement issue du passé vécu par le collectionneur. Les objets sur lesquels l’attention est portée constituent une sorte de défense, de protection, de compensation par rapport à des situations antérieurement vécues.
Cependant, la liaison avec le vécu du collectionneur n’est pas toujours présente. En effet, la nostalgie peut également provenir d’un passé idéalisé par la narration d’un proche (8), narration qui déclenche une attirance particulière pour des objets symboliques et représentatifs de cette période. Prenons le cas de passions liées à la période des « golden sixties » qui se manifestent auprès des plus jeunes qui, de toute évidence, ne connaissent cette période qu’au travers de films, ouvrages et témoignages de proches.

Le collectionnisme peut également être défini comme une pulsion instinctive de posséder (9). L’acquisition d’une nouvelle pièce est une forme de récompense dont le collectionneur se fait cadeau. Collectionner se résume alors à la simple possession et non pas aux actes posés pour étoffer sa collection. Combien de collectionneurs n’adoptent-ils pas le comportement de citer d’emblée le nombre de pièces qui constituent leur collection ! La notion de qualité est sacrifiée sur l’autel de la quantité.

Dans tous les cas, l’objet collectionné devient alors une forme de prolongement du collectionneur, il devient une partie intégrée et le collectionneur devient le « tout » intégrant.

Le collectionneur et son entourage

La relation entre le collectionneur et son entourage est également complexe.
Les divers intérêts que recèle une collection peuvent, en se combinant dans des proportions difficiles à déceler, occulter les motivations premières du collectionneur. En effet, l’existence indubitable de justifications historiques, scientifiques, esthétiques, économiques et culturelles d’un ensemble d’objet peut facilement occulter les motivations réelles du collectionneur.

L’acte de collectionner peut chercher une forme de légitimité dans une justification sociale : être reconnu :
  • par ses pairs comme un spécialiste, comme l’heureux possesseur d’une belle collection, comme le riche détenteur d’objets rares et de valeur,... ;
  • par un musée ou une organisation qui sollicite le prêt de tout ou partie d’une collection d’un particulier ;
  • par le grand public qui découvre et apprécie la collection lors d’expositions ;
  • par la presse qui relaie le côté exceptionnel d’une collection ;
  • ...
Cette légitimité sociale se retrouve notamment dans les dons et les legs de collection de particuliers à des institutions culturelles reconnues tel un musée, voire la création d’une fondation spécifique. Dans ces cas, le collectionneur revendique une volonté d‘apporter sa pierre à l’édifice de l’Histoire de son village, de sa ville, de son pays, voire de l’Humanité !

Le collectionnisme, une forme de dialectique comportementale

Le collectionneur est parfois comparé à un être doté d’un sens limité de la raison. Il est vrai que dans certaines circonstances, sa passion peut le rendre aveugle au point de le faire réagir impulsivement. Pourtant, cette forme d’attirance subjective et démesurée l’amène – par ailleurs – à bien connaître la valeur des choses qu’il collectionne et le pousse à organiser sa collection avec rigueur et précision ! Les pulsions affectives et incontrôlables font alors place à une approche rationnelle de la valeur monétaire des choses (acquises ou vendues) et à une forme de rigorisme dans le classement des composantes d’une collection.

De plus, alors que le collectionneur peut faire preuve d’un état d’action et d’exaltation extrême lorsqu’il recherche et localise « la » pièce qu’il convoite, il peut entrer dans un état de contemplation amorphe après l’acquisition de cette même pièce rare... Cet état de rassasiement est généralement de courte durée car il est clair que le caractère d’incomplétude d’une collection pousse le collectionneur à se remettre en chasse immédiatement après cette période de satisfaction. La vie de collectionneur serait ainsi rythmée par une alternance de périodes de recherches (insatisfaction) et d’acquisition (satisfaction)...

Une autre forme d’inconstance comportementale peut être relevée auprès des collectionneurs : le partage public ou la dissimulation de sa collection. En effet, alors que certains se plaisent à exposer (étaler ?) publiquement le fruit de leur passion, d’autres préfèrent en taire l’existence.

Dans le premier cas, le collectionneur assume sans crainte son intérêt et rejoint le principe de « légitimité sociale » que j’ai évoqué plus avant, dans le second, la passion est partiellement refoulée pour n’être vécue que de manière égoïste. Ici, plusieurs explications pourraient être avancées :
  • la crainte du regard et du jugement posés par « les autres » ;
  • la volonté de dissimuler une forme de richesse aux yeux de voleurs potentiels ;
  • l’envie délibérée de soustraire la valeur patrimoniale de sa collection à l’emprise du fisc ;
  • la nécessité de garder secrète la possession d’un objet dont la détention ne serait pas légitime.
À collections insolites, motivations insolites ?

A la lumière de ce qui précède, il apparaît que si les évolutions économiques, sociales et culturelles ont élargi le champ de la nature des objets collectionnés, les motivations fondamentales des collectionneurs n’ont pas été modifiées.
Conditionné par la recherche d’un plaisir générateur de satisfactions, le collectionnisme puise une grande partie de ses origines dans l’inconscient du collectionneur. Ses expériences, ses pôles d’intérêts, ses sensibilités sont non seulement influencés par le milieu social dans lequel le collectionneur a grandi mais également par le parcours de vie qu’il a traversé et qu’il traverse.
Tous ces éléments participent de l’alchimie du collectionnisme, dont la matérialité des collections ne constitue que la partie visible d’un iceberg dont la taille de la partie immergée demeure, aujourd’hui encore, incommensurable...




(1) Laurent Laborde-Tastet, « Le phénomène de collection chez le consommateur adulte : Indiana Jones et la quête du moulin à Poivre » p.3

(2) Christian Bromberger, « Passions Ordinaires. Du match de football au concours de dictée », Bayard Editions, 1998.

(3) Luc G. Pelletier, « Loisirs et santé mentale : les relations entre la motivation pour la pratique des loisirs et le bien-être psychologique » in Revue canadienne des sciences du comportement, 1995, pp.140-156

(4) Raymonde Morin, « Un type de collectionneur : le spéculateur », Revue française de sociologie, 1964, 5-2 pp.155-165

(5) Brenda Danet & Tamar Katriel, “No two alike: play and aesthetics in collecting”, Play and Culture, 2, 253-277, 1989.

(6) Russel Belk, Melanie Wallendorf, John Jr. Sherry & Morris Holbrook: “Collectors and Collecting”, Advances in Consumer Research, 15, pp. 548-553, 1988.

(7) Werner Muenstberger, “Le collectionneur, anatomie d’une passion”, Bibliothèque Scientifique Payot, 336 p., Paris, 1996.

(8) Stacey M. Baker & Patricia F. Kennedy, “Death By Nostalgia: A Diagnostic of Context-Specific-Cases”, Advances in Consumer Research, 21, 169-174, 1994

(9) Jean Baudrillard, « Le système des objets », Collection TEL, Gallimard, 288 p., 1968.




Suite : Mais. qui sont les collectionneurs actifs sur le web ? par Sébastien Delcampe



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