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L'écrivain comme marque
Collectif sous la dir. de Marie-Ève Therenty et Adeline Wrona,
Paris, Sorbonne Université Presses, coll. Lettres françaises, 2020, 244 p.

Pour en tirer pleinement le suc, le lecteur abordera cet ouvrage à la lueur de l'interrogation portant sur deux aspects quasiment antinomiques du rapport, voire de la confrontation entre marque et écrivain : l'écrivain suit-il une logique de marque ou la marque façonne-t-elle l'écrivain ?
Selon le premier aspect : dans quelle mesure et jusqu'à quel point l'écrivain entre-t-il dans une approche de marketing lui permettant de se vendre, de vendre son image et de vendre ses produits ? Et dans ce cas, comment cette logique qui lui est propre, se combine ou concurrence la logique de l'éditeur ? En quoi imprègne-t-elle la communauté des lecteurs qu'elle tend à se constituer ?
Selon le second aspect, la marque façonne-t-elle l'écrivain dans ses moindres gestes, faits et dires, y compris dans ses créations littéraires ? L'écrivain devenant dans ce cas le signe d'une marque forte dont lui-même et ses produits seraient la déclinaison ?
Autrement dit, existe-t-il des paliers de marquage accessibles aux écrivains, certains de ces derniers s'en détournant ou même s'en moquant – quitte à ce que cette attitude constitue elle-même le geste de la marque, « la marque de la marque ». Certains d'entre eux s'y engagent légèrement, par le biais du marketing, tandis que d'autres vont jusqu'à s'inspirer d'une marque forte, qui imprègne tout leur être et leur agir, ou d'une autre plus légère, en appliquant les principes de base du marketing.

Les différents chapitres de l'ouvrage permettent de découvrir l'ensemble des contours et facettes de cette complexe confrontation identitaire entre l'écrivain et sa marque, voire entre l'écrivain et la marque vue dans sa généralité. Le lecteur peu informé sera éclairé par plusieurs contributions parmi lesquelles celles de Caroline Marti ou de Ruth Amossy.

Malgré le caractère disparate propre aux actes d'un colloque, une conclusion peut être tirée de l'ouvrage. Chaque écrivain applique ses propres recettes. Ainsi les auteurs qui se classent dans le déni sont épinglés et analysés dont notamment Samuel Beckett et Julien Gracq.

Dans l'usage de l'Internet et des médias sociaux, les écrivains ne sont pas en reste. Ainsi notera-t-on la performance numérique de Tatiana de Rosnay (décortiquée par Valérie Jeanne-Perrier) et la stratégie multi-blogs d'écranvain (p. 230) de François Bon – auteur d'Autobiographie des objets. Le chapitre rédigé par Florence Vinas-Thérond porte sur les pratiques de l'e-réputation par des modes d'écriture multiple, tandis qu'Oriane Deseilligny s'intéresse aux pratiques de Facebook, d'Instagram et du web menées par trois écrivains moins renommés.

Orhan Pamuk constitue quant à lui l'illustration parfaite d'une marque incarnée. Maniant avec plaisir l'ambiguïté, O. Pamuk est à la fois l'auteur et le personnage principal fictif de son roman intitulé Le Musée de l'Innocence. En outre, de fictives dans le roman, ses collections deviendront réelles dans le musée qu'il fondera à Istanbul après l'écriture de ce roman. L'analyse proposée par Adeline Wrona montre les étapes suivies par le prix Nobel de littérature pour s'ériger en marque totalement cohérente et circulaire, les éléments se combinant comme les pièces d'un puzzle judicieusement assemblées par l'écrivain. Elle relève la prévalence accordée aux objets : les objets de collection et les collections d'objets, ceux-ci renvoyant tour à tour à l'auteur et à la ville d'Istanbul, « une ville à son image » (p. 152). Selon elle, « il s'agit, pour les villes, de défendre leur image dans un marché touristique concurrentiel, et d'emprunter pour ce faire les procédés déployés dans le domaine de la publicité commerciale » (ibid.)

Ayant débuté en tant que publicitaire, mais surtout connu en tant qu'auteur et initiateur de récits maritimes, l'américain Clive Cluster rejoint cette approche d'une marque forte liée à son nom. Selon Matthieu Letourneux, son nom « apparaît comme l'indice d'une triple unité sérielle, celle de la collection (la typographie en est standardisée), du genre (avec des titres et des couvertures insistant sur l'unité générique) et de l'auteur (qui synthétise les principes du genre et de la collection) » (p. 46).
F. Bon peut lui aussi être assimilé à un des écrivains pilotés par la marque, vu son usage intensif des médias numériques dans lesquels il tisse ses textes et son identité.

Ainsi l'ouvrage fourmille-t-il de nombreux exemples des manières par lesquelles les écrivains jouent avec et se jouent de la marque et des marques. Par ailleurs, il comporte d'intéressantes pistes de réflexion sur la relation des écrivains avec l'univers et les pratiques publicitaires, ainsi que sur la starification de certains auteurs et le versant fans du côté lecteurs (Hugomania, Cocteaumania...). Sont également abordées les questions de commercialisation à outrance et de développement des objets dérivés autour d'un auteur (ex. Fernando Pessoa) ou d'un personnage (ex. Le Petit Prince). L'introduction, signée Marie-Eve Thérenty et A. Wrona, est particulièrement riche à cet égard. En outre, l'ouvrage relève les motifs et les raisons de la mise en marque des écrivains, en montrant notamment qu'il s'agit surtout, pour ces derniers, de se faire repérer par rapport aux autres écrivains en attirant l'attention des éditeurs et des lecteurs sur la qualité de leurs productions littéraires.

Si l'axe central s'attache à analyser les façons d'agir des écrivains leur permettant à eux-mêmes de (se) faire marque, il ne néglige pas pour autant les actes de cocréation des marques par une série d'instances diverses : éditeurs, lecteurs, médias et dirigeants de revues littéraires, diffuseurs, critiques, enseignants, ou encore autres auteurs. Parmi ces marques-auteurs cocréées, épinglons les noms de Victor Hugo, Colette, Lautréamont, Arthur Rimbaud, J. K. Rowling ou encore Alexandre Dumas (analysé par Sarah Mombert).

Un petit bémol demeure. Vu la richesse des propos tenus, n'est-il pas dommage que la thématique abordée se cantonne quasi exclusivement au secteur des écrivains émargeant du champ littéraire – romanciers, poètes, essayistes, dramaturges – et n'aborde pas (ou seulement par la tangente) les auteurs de bandes dessinées ou de livres d'art. Ainsi l'analyse de quelques marques fortes se voit-elle négligée ; pensons notamment à Hergé ou à Edgar P. Jacobs (auteur par ailleurs, on s'en souviendra en forme de clin d'œil, de la Marque jaune). Notons qu'un chapitre de l'ouvrage, signé par Olivier Aïm et Annelise Depoux, porte sur la manière dont les territoires s'appuient sur la renommée d'écrivains pour faire leur promotion, tandis que Ambre Abid-Dalençon s'intéresse à la combinaison entre marques commerciales et écrivains, liée à l'adéquation entre la personnalité des écrivains sollicités et la personnalité des marques commerciales ayant fait appel à leurs « services ».

De plus, quelques chapitres ouvrent largement la voie aux stratégies de marques suivies dans le domaine littéraire par des instances spécifiques tels les prix ou les maisons d'édition. Sylvie Ducas livre ainsi une analyse fouillée de « la marque Goncourt » (p. 108) qui est à la fois label, branding, marketing de type agressif, objet de rumeur et instrument de médiatisation intensive. Entre autres mécanismes, ceux ayant permis à ce type de marque de devenir récit et « arme de distraction massive » (p. 112). L'intervention de M.-E. Thérenty, quant à elle, laisse imaginer la richesse potentielle d'une analyse centrée sur les maisons d'édition et sur les collections d'ouvrages. Imaginons ainsi un ensemble de contributions cernant les stratégies de communication et de branding d'Actes Sud, Terre humaine, Bouquins, les Dictionnaires amoureux, Harlequin, etc.

Ceci dit, les Éditions de Minuit, nées de la Résistance, ancrées sur une série de fortes valeurs et se consacrant aux œuvres d'avant-garde sont quant à elles décortiquées par M.-E. Thérenty selon leur rôle d'entreprise et de marque, créant « un territoire et un imaginaire éditorial qui permet de susciter l'adhésion des lecteurs d'une part et surtout des auteurs. Car la stratégie communicationnelle de [Jérome] Lindon vise peut-être moins le public même élitiste que le grand écrivain à débusquer » (p. 95-96). La célèbre maison d'édition se construit dès lors comme « une fiction d'autorité “volontairement coupée du jeu commercial et du marketing, et prônant une littérature largement autotélique [...]”. Minuit constitue [...] un paradoxe puisque la maison d'édition rejette la notion de marque tout en construisant son identité avec toutes les recettes du marketing » (p. 97, 103).

Quant à la question de départ de l'ouvrage, son rôle se limite sans doute à lancer le débat, car elle apparaîtra plutôt anecdotique : depuis quand les écrivains sont-ils devenus des écrivains-marques ? Il aurait été souhaitable que les laboratoires d'origine, ainsi que le domaine disciplinaire des différents rédacteurs de l'ouvrage soient mentionnés. Certes, on devinera qu'il s'agit d'une communauté de chercheurs en communication, en lettres, en sociologie et en sémiologie, mais on pourra regretter, compte tenu de la richesse indéniable des contributions, l'absence d'une approche de nature médiologique, qui aurait pu également être sollicitée de manière pertinente vu la thématique abordée.


Axel Gryspeerdt

Note de lecture publiée dans la revue
Questions de communication 2021 (n° 40), pages 571 à 573.

L'écrivain comme marque (couverture)
Plume Jules Verne


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