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Jan Baetens : Collections sans collectionneurs

Est-il possible d'avoir des collections sans collectionneurs ? Je ne pense pas ici aux collections produites par des agents « non humains », comme par exemple la liste des meilleures ventes de l'année que proposent les moteurs de recherche sur internet, ni aux collections dites « anonymes » et que l'on sait également très nombreuses : collections d'art volées dont le nouveau « propriétaire » s'est fait invisible, collections retrouvées dans le coffre-fort d'une banque enrichie par le souci de la discrétion, voire tout bêtement collections venues d'on ne sait où et dont les traces éparpillées traînent de brocante en marché. Dans tous ces cas, remonter aux sources est théoriquement pensable et les histoires de reconstitutions heureuses ne manquent pas.

Mais il est des collections sans collectionneurs d'un type plus radical, soit des collections dont l'origine et le principe d'organisation ne sont pas un collectionneur, mais une instance un rien différente. La chose existe et elle est même parfaitement commune : c'est la collection comme objet éditorial (j'emprunte le terme au beau livre dirigé par Christine Rivalan Guégo et Miriam Nicoli, La Collection, aux Presses Universitaires de Rennes en 2014, qui s'intéresse plus particulièrement aux moments historiques où on lance une collection). De telles collections, en effet, ne sont pas l'effet d'un collectionneur, mais d'un tout autre agent culturel : soit l'éditeur, soit le directeur de collection, soit le responsable de marketing de la société, et sans doute bien d'autres encore, mais jamais le « collectionneur » tel qu'en lui-même. Certes, un collectionneur peut créer une collection éditoriale (tous les grands lecteurs rêvent immanquablement de partager leurs joies et leurs enthousiasmes en créant une « bibliothèque idéale » chez tel ou tel éditeur, ou se faisant éditeur eux-mêmes pour donner un autre épanouissement à leurs plaisirs privés), mais le responsable de pareil objet, du moins du point de vue éditorial, n'est jamais un collectionneur.

Il est sans doute facile d'ironiser sur ces questions de vocabulaire (soulignons toutefois que le fait que le mot « collectionneur » ne se trouve pas attesté comme synonyme de « directeur de collection » semble être une donnée assez universelle : la case manquante du lexique est tout sauf une particularité française). En effet, la langue nous fait parfois défaut quand nous cherchons le mot juste (il existe sûrement des collections de mots « introuvables », tout comme il existe des collections d'objets impossibles ou d'œuvres d'art inexistantes, voir Œuvres d'Édouard Levé, P.O.L, 2002). Elle nous sert aussi à travestir notre pensée et pourquoi pas à mentir (point n'est besoin de rappeler que les collections de « mensonges » sont parmi les plus répandues qui soient). En l'occurrence, toutefois, la langue nous confronte avec un double problème : 1) dans le cas d'une collection éditoriale, c'est-à-dire d'une collection sans collectionneur, s'agit-il encore d'une vraie collection ? 2) si oui, qu'est-ce que cela signifie pour les collections « complètes », c'est-à-dire des collections à collectionneur, si on ose dire ?

Les collections éditoriales, qui s'appelaient plutôt « bibliothèques » au 18e siècle et que l'usage moderne nomme également « série » (en fait, les trois termes continuent à se chevaucher un peu̶) sont des objets qu'on ne peut séparer de leur contexte technologique et commercial. Au moment de la révolution industrielle, l'édition s'est transformée pleinement en « industrie » et c'est tout le marché du livre et de la libraire qui s'en est trouvé bouleversé. On voit apparaître ainsi, entre bien d'autres révolutions, notamment dans le domaine du droit d'auteur : 1) une nouvelle fonction : l'éditeur (sur la séparation des fonctions, jusque-là peu distinctes, de l'imprimeur et de l'éditeur, voir Pascal Durand et Antony Glinoeur, Naissance de l'éditeur, Les Impressions Nouvelles, 2008), 2) une diversification supplémentaire des supports textuels, avec surtout l'apparition du journal comme nouveau médium (voir Dominique Kalifa et al. La Civilisation du journal, éd. du Nouveau Monde, 2012), et 3) le clivage entre ce que la sociologie de la culture appellera le « marché restreint » et le « marché élargi » (cf. Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, Seuil, 1992) ; on sait du reste que la notion de « littérature industrielle » apparaît sous la plume de Sainte-Beuve dès 1839.

En tant qu'industrie, au sens neutre du terme, non réductible à la fameuse « industrie culturelle » dénoncée par Adorno et Horkheimer dans La Dialectique de la Raison, le monde du livre doit se positionner par rapport à cet aspect fondamental de toute industrie, culturelle ou non : la tension entre un coût de production très élevé et un coût de reproduction très bas. Dit autrement, pour exister (se maintenir dans l'hypothèse la plus modeste, ou prospérer, dans l'hypothèse la plus optimiste), il est indispensable de pouvoir multiplier les objets uniques que sont les créations, tout en se mettant à l'abri des échecs susceptibles de se produire lors de la phase de reproduction. Il est bien connu que les succès ne se programment pas, d'où le recours à une série de techniques et de mesures tendant à limiter le risque, comme par exemple l'imitation (innovante, s'entend) de formules à succès, l'engagement d'artistes déjà connus du public et, de plus en plus, l'adaptation à d'autres médias (le phénomène paraît massif aujourd'hui, mais il est tout sauf nouveau : à l'époque de Balzac, l'horizon du roman était le théâtre, infiniment plus rémunérateur que la vente de livres).

La généralisation de la « collection » comme structure éditoriale relève de cette même logique industrielle. Comme l'explique Matthieu Letourneux dans un livre fondamental sur le principe de la sérialité (Fictions à la chaîne, Seuil, 2017), la collection est le principe commercial et culturel de base qui relaie vers 1900 le fonctionnement du feuilleton (lequel subsiste jusqu'à nos jours, bien entendu, comme en témoigne le retour en masse des séries télévisées). Là où le feuilleton, toutes formes confondues, tendait à étaler une œuvre sur plusieurs livraisons, voire plusieurs supports, la collection regroupe des œuvres diverses mais d'emblée complètes sous un même label. La logique d'une telle réunion est double. D'une part, elle est mimétique : « qui se ressemble, s'assemble » ; se trouvent mis ensemble des éléments qui ont quelque chose en commun (par exemple le retour d'un même personnage). D'autre part, elle est aussi performative : « qui s'assemble, se ressemble » ; le fait même de mettre certaines choses ensemble conduit à leur trouver quelque chose de commun (et il n'est pas interdit de se rappeler ici la fameuse encyclopédie chinoise que Borges tire du « Marché céleste des connaissances bénévoles », point de départ de Michel Foucault dans Les Mots et les choses, Gallimard, 1966).

Ici encore, il serait facile d'ironiser, mais Borges et Foucault sont sérieux, et l'examen de la dimension performative de la collection, qui l'emporte très souvent sur la logique mimétique (on le vérifie sans problème en jetant un coup d'œil sur la liste des ouvrages « dans la même collection » que les livres français incluent souvent en fin de volume), nous invite à nous interroger la seconde questions des collections sans collectionneurs : est-ce que la collection en tant qu'objet éditorial nous apprend quelque chose sur la collection tout court, plus exactement sur la notion de collection à collectionneur (automatiquement) sous-entendu ?

Le concept de « collection sans collectionneurs », qu'un auteur comme André Schiffrin a étendu à l'ensemble de la profession dans son livre L'Édition sans éditeurs (La Fabrique, 1999), met à nu un problème de fond : la décision de publier un livre (ou de ne pas le faire) ne dépend plus du désir, de l'envie, du plaisir, de la passion, etc., de celui ou de celle qui crée, puis gère une collection (car presque tous les livres qui se publient aujourd'hui le sont à l'intérieur d'une collection), mais de critères tout autres, purement commerciaux. En d'autres termes : l'âme de la collection n'est plus le collectionneur (et peu importe ici qu'il porte un autre nom dans le cas de l'édition), mais une série d'agents et de facteurs externes : les actionnaires et les investisseurs, mais aussi le public, dont la demande, manipulée ou non, décide de la vie comme de la survie des collections.

On est loin ici de ce qui paraît la clé de voûte de la collection, surtout de la collection privée. On aurait tort, pourtant, d'en déduire que les mécanismes qui se laissent déceler dans l'univers des collections éditoriales, sont par définition étrangers à ce qui se passe lorsqu'on décide de créer sa propre collection. Le collectionneur privé est-il toujours parfaitement maître de ses propres décisions ? Ne fait-il pas partie d'un réseau plus large, aux intérêts peut-être conflictuels ? La collection sans collectionneur, même privée, n'est pas une absurdité, tout comme n'est pas dénuée de sens l'idée d'un collectionneur sans collection – mais là c'est sans doute une autre histoire.

Jan Baetens : Collections sans collectionneurs
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