icone titre
« Intérieur », de Thomas Clerc
Collection L'arbalète, Gallimard, Paris, 2013, 400 p.
Réédité en Collection Folio, Paris, 2017

Quand décrire, c'est faire

Soit une collection. Je la décris. C'est le catalogue.

Soit une description. Je me sers de mots pour nommer et classer une série d'objets, que je transforme ainsi en collection.

Les deux gestes ne sont pas les mêmes. Dans le premier cas, la collection préexiste à la description. Dans le second, c'est la description qui crée la collection. La parole, ici, n'est plus constative, elle se fait performative. La collection naît dans le sillage du texte, écrit ou oral, qui la décline, à l'instar de ce qui se passe dans des énoncés du type : « Je vous déclare mari et femme » ou « Je promets de t'épouser ». Bien entendu, pour qu'un acte de langage performatif soit « réussi » (effectif), un certain nombre de conditions doivent être réalisées, qui occuperont les scientifiques mais aussi les simples usagers de la langue jusqu'à la fin de leur vie.

Les spécialistes du pragmatisme se sont peu intéressés au phénomène de la collection, tout comme ils se sont toujours méfiés, à juste titre, de la littérature  ̶  chose peu sérieuse et partant difficile à analyser dans un contexte où l'ironie, le jeu, le mensonge sont priés de s'abstenir. Il n'empêche toutefois que la littérature est grande pourvoyeuse de collections et ce au sens fort, c'est-à-dire performatif du terme. Sans elle, beaucoup de collections n'existeraient pas. Hors d'elle, beaucoup de collections ne pourraient jamais fonctionner en tant que telles.

Prenons l'exemple d'Intérieur de Thomas Clerc, que l'éditeur décrit ainsi, avec une sobriété qui contraste drôlement avec les quatre cent pages du volume :
« L'appartement de Thomas Clerc fait 50 mètres carrés. Il y vit depuis 10 ans. Il y passe la majeure partie de son temps. Sans doute parce qu'il est un homme d'intérieur, il a entrepris d'en faire le tour intégral avec cette espèce de vertige qui le pousse toujours à épuiser la totalité d'un espace. »

Qu'on ne s'y trompe pas : l'ouvrage de Thomas Clerc, qui décrit TOUT ce qui peut être décrit dans son appartement, se lit comme un roman policier, tellement l'auteur parvient à mettre en valeur, à travers les objets qui finissent par constituer une collection (jamais pensée comme telle, davantage effet de texte que résultat d'une suite de hasards existentiels), le sens de ces objets, à la fois en eux-mêmes, pour l'auteur et par rapport à l'époque de rédaction (en fait, le sens est bien cela : le lien entre objet, sujet et société).

Intérieur illustre superbement la « littérature d'appartement », inséparable de la mouvance de la culture webcam et de sa diffusion sur YouTube. Mais le livre continue aussi une tradition proprement littéraire, celle très ancienne de la liste, celle plus récente de l'écriture sous contrainte qui s'est beaucoup plu à lier description et protocole d'écriture, l'exemple le plus célèbre, mais bien moins lisible que le texte de Thomas Clerc, étant la Tentative d'épuisement d'un lieu parisien de Georges Perec. En octobre 1974, ce dernier s'installe place Saint-Sulpice, pour tenter de noter trois jours d'affilée et à différents moments de la journée, tout ce qu'il voit (le texte paraît en revue en 1975, puis en volume en 1982). Perec réalise ainsi un répertoire d'objets et d'observations qui sont comme la « version collection » de la démarche socio-fictionnelle de son premier roman, Les Choses (1965).

Toutes considérations littéraires mises à part, la technique et la démarche sont bien les mêmes : on devient collectionneur en collectionnant, mais ce geste ne suppose pas nécessairement la mise ensemble d'objets tangibles. Mais parfois il suffit aussi qu'on se mette à écrire et ce qui se passe alors, pourvu que le texte prenne un pli descriptif, est quelque chose de plus inouï encore : une sorte de devenir-collection du monde.

Jan Baetens

Intérieur, Thomas Clerc


Site bas